Monsieur Pascal BRIOIST, maître de conférences en histoire à l’Université de TOURS, dont la famille est originaire du VIMEU a eu la grande gentillesse de mettre à notre disposition son étude remarquable sur les serruriers du VIMEU. Qu'il en soit ici chaleureusement remercié !
LA SERRURERIE DU VIMEU:
HISTOIRE SOCIALE DE LA FABRICATION DE "CHOSES BANALES"
ENTRE XVIe ET XVIIIe SIECLE.
Chu viu serrurieu...Introns un molè dins s'boutique. Va chop-pércherie, va chl ingleume, va chl établi. Ch'est lo qu'j'ai tè alvè, mi, su chl établi. J'én'n'y ai ti cassè des lin-mes à ch'pauvre homme, des querlettes, des tire-points, des techeues d'rot, pis des foérets don!...J'én'n'ai ti tapè des coups d'martieu su sin tassieu...
Gaston Vasseur, Chu Viu Serrurieu.
Un ouvrage peu consulté de la Bibliothèque Nationale, de la plume d'un certain Bonnot, intitulé Détail général des fers et fontes, serrures, ferrures et clouterie à l'usage des bâtiments avec les tarifs des prix (1), démontre qu'à la veille de la Révolution Française, un "pays" picard, le Vimeu, fournit la France entière et au delà, les colonies, en articles de serrurerie. Le fait est surprenant et pose toute une série de questions: comment expliquer le paradoxe d'une activité liée au travail du fer qui n'a près d'elle ni gisement de fer ni gisement de charbon? Quand donc la production de serrures est-elle devenue massive au point de nourrir une micro-région? Comment s'organisait le travail d'une communauté regroupant sans doute près d'un millier d'ouvriers spécialisés? Qui étaient ces serruriers picards que Bonnot, l'espace de quelques pages, arrache à l'anonymat? Quel rôle jouaient-ils dans l'"histoire des choses banales" au moment où la relation aux objets se transformait et où s'affirmait "une frontière de plus en plus forte entre l'espace du privé et celui du public (2)"? Il nous faut partir de la source.
Le titre de "vérificateur de serrurerie" que se donne l'auteur dans sa page de titre fait sans doute de lui un spécialiste travaillant pour le compte de la corporation parisienne des bâtiments. Les motivations de Bonnot lorsqu'il entame son enquête sont celles d'un homme des Lumières qui espère, par un travail encyclopédique, rendre service à la Nation. Il fait d'ailleurs part dans sa préface de ses objectifs: "Mais si cet ouvrage offre des moyens d'économie aux particuliers qui font bâtir, s'il est utile aux architectes qui ont obtenu leur confiance, et aux marchands, tant de cette ville que des provinces; s'il épargne du temps et des recherches aux personnes qui voudront tirer directement des fabriques les objets dont elles auront besoin, pour jouir par là du bénéfice en entier; si en un mot la lecture des quelques pages peut donner à ceux qui consultent ce livre au besoin les lumières qu'ils n'auraient pu obtenir que du temps et d'une longue expérience, j'espère qu'on l'accueillera favorablement".
Au delà de la modestie affichée, le vérificateur de serrurerie a parfois, par ailleurs, l'ambition d'être un économiste et il avance à l'occasion des remarques sur la formation des prix.
En 1781, son séjour dans le Vimeu commence probablement au château de Rambures. En effet, la liste des serruriers picards qu'il établit part de ce village. Or, ce dernier n'est aucunement central dans le Vimeu serrurier, il s'agit donc probablement de sa base de départ. On peut imaginer que Bonnot bénéficie d'une lettre de recommandation (du Duc de Chartres?) pour résider, au moins une première nuit, dans la demeure féodale du seigneur local. La logique de l'enregistrement des ateliers semble indiquer en outre que l'enquêteur a procédé ensuite assez logiquement par secteurs: un premier secteur au sud, autour de Buigny-les-Gamaches, un second secteur autour de Friville-Escarbotin et Fressenneville (il est possible que Bonnot ait dormi alors à l'auberge de l'Epée, sise à Fressenneville, que l'on trouve mentionnée incidemment dans la série B des archives départementales), un troisième secteur enfin autour de Béthencourt et de la Croix-au-Bailly. Les derniers enregistrements semblent avoir été l'occasion de visites ponctuelles car les lieux en sont éparpillés dans la périphérie du pays serrurier (Cayeux sur la côte, Franleu au nord-est et Beauchamp au sud, sur la Bresle). Au total, le texte produit est une source remarquable pour le micro-historien désireux d'entreprendre une enquête nominative .
Les pages 239 à 414 enregistrent des entrées par village, par nom (on en compte 466) et par production de serrurier. Ainsi apprend t'on qu'au village de Feuquières, "Laurent Decayeux fait des serrures de portes polies à trois pènes, bouton double, étoquiaux à pattes, et avec gâches encloisonnées. Celles de 6 pouces font 10 livres pièce. Celles de 7 pouces font 11 livres pièce. Les mêmes serrures avec des gâches à bascule coûtent scavoir: 6 pouces, 13 livres pièce et 7 pouces, 14 livres pièce. Les pareilles serrures avec équerres, pour monter et descendre des verrous, coûtent, scavoir: pour 6 pouces 15 livres te pour 7 pouces, 16 livres. Cet ouvrier fait aussi des serrures de sujétion cintrées sur le derrière, avec gâches de répétition qui sont aussi cintrées sur le derrière, et avec équerres pour verrous". Dans cette rubrique, l'auteur fait en outre souvent état de réflexions sur la qualité des produits ou du travail fourni. Si le vérificateur Bonnot n'a que mépris pour Jacques Lombard, de Belloy, et dit de lui "cet ouvrier est léger et commun", s'il est mesuré sur l'ouvrage de Michel Boutet du même village (selon ses dires ce dernier "fait des serrures de portes de cabinet à tour et demi poussées qui sont assez bonnes, mais les pannetons de ses clés sont ordinairement mal fendus"), en revanche, il loue les "bonnes serrures de porte à tour et demi poussées" du feuquièrois Etienne Davergne.
Des pages 415 à 446 Bonnot fournit à son lecteur des entrées par ordre alphabétique d'objets et par village de provenance. Enfin, de la page 446 à la fin, l'auteur établit une liste d'ouvrages et de leurs prix. Le traitement sériel de ces données multiples offre à l'historien toute une série d'investigations possibles: il peut par exemple établir des cartes par spécialités (ou fabrique t'on les serrures de portes à tour et demi, où fabrique t'on les serrures d'armoires et tiroirs, ou fabrique t'on les cadenas? etc. Il peut également analyser les mécanismes de fixation des prix, observer si l'on peut découvrir des logiques d'organisation et de transmission des savoir-faire familiaux (le père fait-il la même chose que le fils?). Il peut, en effectuant des comptages, évaluer les productions. Enfin, quelques notations de la préface permettent de réfléchir au fonctionnement concret de l'activité proto-industrielle. Pour en savoir plus encore, l'enquête de Bonnot peut être complétée par les informations glânées aux archives départementales d'Amiens dans les séries E (Etat Civil et archives notariales) et B (cours et juridictions) .
La première question qui vient à l'esprit est celle de l'origine de l'activité serrurière dans cette campagne du plateau picard. La tradition locale veut qu'au départ il y ait eu ce qu'on appellerait aujourd'hui un "transfert de technologie" depuis les terres d'Empire. Un érudit abbevillois, Pierre Briez, écrivait en 1857: "un horloger allemand arriva un soir à Escarbotin, dans un hameau de trente feux à peine et s'y fixa. L'horloge, objet de luxe, était à l'index de nos campagnes et pour utiliser sa lime, l'étranger fit une serrure. Le château voisin l'acheta et il en commença une autre... Cet homme et ce village furent le point géométrique d'où partit le rayon industriel du Vimeu" (5). Dans quelle mesure est-il possible de prêter foi à cette légende?
Il est vrai qu'au XVIe siècle, les marchandises de serrurerie achetées en Picardie proviennent de l'espace germanique mais les registres paroissiaux prouvent que les Maquennehen sont implantés à Escarbotin dès 1572 à tout le moins et non à partir de 1636 comme il a souvent été dit . Est-ce-à dire que les premiers Maquennehen ne sont pas forcément à identifier aux fondateurs de la serrurerie? Il est difficile néanmoins de l'affirmer avec certitude. La seconde difficulté vient de ce que les registres paroissiaux du Vimeu ne mentionnent pas les professions avant la fin du XVIIe siècle. A cette époque, cependant, la serrurerie est déjà une activité massive puisque les seules mentions des registres paroissiaux, qui ne nous renseignent pas aussi précisément qu'une enquête telle que celle qu'a mené Bonnot, permettent de compter une soixantaine de serruriers. La "proto-industrialisation" du Vimeu date donc assurément du XVIIe siècle .
Comment expliquer le phénomène? On peut souligner le rôle initial de la demande urbaine, et notamment parisienne, en produits du second oeuvre du bâtiment. La croissance des villes et, peut-être, un rapport à la propriété qui se transforme peu à peu, ont eu pour corollaire la recherche par les marchands ou les entrepreneurs d'une main d'oeuvre qualifiée capable de produire pour un coût minimal des ouvrages de serrurerie. Reste à comprendre pourquoi c'est en Picardie que l'art de la serrure s'est implanté de façon privilégiée. La localisation du Vimeu a sans aucun doute joué ici un rôle décisif. Paris, par la vallée de la Bresle, n'était qu'à 29 lieues. En outre l'expérience ancienne des chasse-marées qui venaient depuis le moyen-âge chercher le poisson pour la capitale sur la côte picarde, et qui avaient l'habitude de caller les barriques remplies de poissons frais et d'eau de mer avec un lest de marchandises diverses, créait un précédent pour des liens réguliers faciles entre le Vimeu et Paris. De plus, en dehors du débouché parisien, le Vimeu pouvait également exploiter celui des colonies et des autres pays européens grâce à la proximité de Rouen. Bonnot souligne d'ailleurs qu'il ne s'intéresse qu'aux serruriers qui produisent pour Paris mais que de nombreux autres ouvriers travaillent dans le Vimeu pour Rouen et les colonies. L'étude des registres paroissiaux de villages non cités dans l'enquête du "vérificateur" prouve qu'en effet, il a choisi de ne pas enregistrer une partie de la population des serruriers . Ajoutons à cela que la localisation côtière de la serrurerie en pays du Vimeu peut également avoir été motivée par l'activité du port de Saint-Valéry sur Somme qui, avant la guerre de dévolution de Hollande, importait du fer de Suède et d'Espagne .
Albert Demangeon, dans sa thèse sur la Picardie, explore une toute autre piste. Il évoque, pour expliquer l'origine de la serrurerie vimeusienne, le dynamisme de la démographie locale à la fin des guerres de religion, le morcellement parcellaire qui en découle et la nécessaire reconversion des travailleurs agricoles et d'une partie des travailleurs du textile en ouvriers-paysans . Il est vrai que jusqu'à la fin du XVIe siècle, les actes publics ne mentionnent guère que des tisserands et des sergiers dans le Vimeu et que les serruriers apparaissent plus tard. Il est vrai aussi que les registres paroissiaux semblent attester au XVIIe siècle une certaine poussée de la population, liée à une relative faiblesse de la mortalité qui ne se dément pas au XVIIIe siècle. Il est vrai, enfin, que le Vimeu ne connaissant pas la grande propriété agricole nobiliaire ou ecclésiastique, la pulvérisation des exploitations agricoles en période de croissance démographique avait pour conséquence, chez les paysans, soit l'immigration, soit la recherche d'une activité complémentaire au travail de la terre (13). Peut-être, pour comprendre l'implantation de la serrurerie, faut-il également invoquer l'importance des métiers et des savoir-faire liés à la forge en Picardie au XVIe siècle. Ces derniers ont pu constituer un terrain favorable à l'implantation proto-industrielle. Il faut rappeler que la région était province frontière avec l'Empire et qu'une forte culture des armes y était entretenue . En 1610, par exemple, à Abbeville on ne comptait pas moins de 130 ateliers d'armes 15).
Cherchons à présent à comprendre comment fonctionne le système proto-industriel vimeusien lorsque Bonnot l'observe en 1781.
A un bout de l'échelle, commandant l'ensemble de l'activité, il y a la demande. Elle est le fait de Paris, tout d'abord, et tout particulièrement de certains entrepreneurs marchands. Bien sûr, il y a des serruriers parisiens, mais ces derniers sont en nombre limité, exercent un métier réglé et certainement, travaillent pour beaucoup plus cher que leurs collègues picards qui ne sont pas soumis à un contrôle réglementaire et qui, éventuellement, peuvent faire travailler autour d'eux toute la cellule familiale . Une des motivations de Bonnot lorsqu'il entame son enquête est d'ailleurs que certains des marchands de la capitale jouent parfois à spéculer et qu'il faut donner à tous les entrepreneurs de bâtiments la possibilité de casser les prix en s'adressant directement aux producteurs:
"Depuis nombre d'années les prix de tous les ouvrages en serrures et ferrures qui se font en Picardie à l'usage des bâtiments se sont toujours soutenus à peu près sur le même pied. Rien surtout de moins sujet au changement que la partie de la serrurerie. J'avouerai cependant qu'aux années 1775 et 1777 elle a éprouvé une grande augmentation, puisqu'elle a été alors portée jusqu'à 12 et 15%, principalement pour les ouvrages blanchis et poussés; mais cette augmentation, occasionnée dans le temps par l'avidité de deux particuliers, qui de concert avaient fait en Picardie une levée considérable de cette marchandise, dont ils établirent un dépôt à Paris, dans la persuasion que les marchands se trouveraient obligés d'avoir recours à eux, et de subir la loi qu'ils leur imposeraient sur les prix; et cette augmentation, dis-je, ne put se soutenir car les marchands d'ici continuèrent de s'adresser aux ouvriers mêmes, et par là, les prix revinrent à leurs anciens taux ".
La demande est centralisée par un entrepreneur-transporteur, un certain Mr Joly, qui affrète un carosse bi-hebdomadaire pour aller chercher les commandes auprès des maîtres serruriers picards. Bonnot explique la marche à suivre:
" On reçoit d'ordinaire les ouvrages le samedi et le lendemain, il faut songer à porter l'argent avec les lettres à Monsieur Joly, Directeur du carosse de la ville d'Eu, rue du Jour, près de Saint Eustache à Paris, lequel est chargé de leur en faire la distribution chez eux la semaine suivante".
La consommation parisienne en serrures est d'autant plus forte que la capitale est le lieu d'une redistribution vers les autres villes du royaume. Bonnot, tout en faisant allusion au fait que le Vimeu travaille aussi pour l'étranger et pour les colonies , comme on l'a vu plus haut, fait incidemment état d'une redistribution des serrures envoyées à Paris dans les provinces:
On n'y trouvera [dans l'ouvrage] cependant point absolument les noms de tous et un chacun desdits ouvriers, parce que, comme il y en a beaucoup parmi eux qui ne font que des ouvrages communs, de forme, de grandeur, et de nature différente aux sortes qui suivent à l'approvisionnement de Paris, j'ai regardé comme inutile de les y dénommer, d'autant plus que ces ouvriers ne travaillent ordinairement que pour la ville de Rouen et pour les ports de mer d'où se font les envois dans le pays étranger ou les îles. C'est pourquoi je me contenterai de marquer ceux d'entre-eux qui ont coutume de travailler aux assortiments nécessaires tant pour la consommation de Paris que pour fournir aux demandes des autres marchands de différentes villes du royaume.
Voilà pour la demande. A l'autre bout de la chaîne se trouvent les fournisseurs de matières premières. Le charbon de terre, nécessaire aux forges des boutiques, vient d'Angleterre par Saint-Valéry-sur-Somme . En 1775, en revanche, le fer utilisé est français. Il provient essentiellement de Normandie, de Lorraine et de Champagne. Bonnot fait la liste des maîtres de forges qui procurent aux serruriers picards leurs barres de fer de trois pieds de long, leurs fers carrés de 9 "lignes" d'arête ou leurs carillons (petits carrés de 4 à 5 "lignes" ). Il cite 10 forges normandes situées dans les environs de Verneuil, Breteuil et Dampierre (productrices de fer doux), et une autre dizaine de forges en Champagne, autour de Saint-Dizier surtout (ces établissements sont producteurs de fontes, de fer en carillon, et de fers en barre). On ne sait rien sur la provenance du laiton, pourtant certainement utilisé comme il l'était à Paris pour les petits ouvrages délicats. Entre la demande et les fournisseurs de matières premières, le travail dans les boutiques du Vimeu s'organise parfois hiérarchiquement avec un Maître, des compagnons, des apprentis (que l'on nomme localement des garçons) et des commis (21), mais le plus souvent, l'atelier est familial.
A quoi ressemblent ces ateliers? On ne peut guère se fier aux représentations de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert qui sont, comme toujours, très fictionnelles. On peut, en revanche, en tablant sur les permanences pluri-séculaires, fortes dans la région, être tenté de plaquer la réalité de la fin du XIXe siècle telle qu'elle est figée dans une photographie publiée dans la thèse d'Albert Demangeon. Si l'on accepte cette démarche, la "boutique" (c'est le terme employé au XVIIIe siècle dans les actes notariés), construite en bois et en torchis, aurait été ouverte sur la rue par des grandes fenêtres à petits carreaux (appelées "cassis"). Pour connaître l'aménagement intérieur, il faut s'en remettre aux quelques indices laissés par Bonnot, aux inventaires après décès et aux descriptions de l'équipement du serrurier données par Duhamel Du Monceau .
La forge, son soufflet et l'enclume font partie des pièces maîtresses de l'atelier, on y forge à chaud (grâce au charbon de terre anglais) et à froid. Viennent ensuite les étaux: étaux à pied et étaux à agrafes fabriqués localement par des artisans spécialisés comme l'indique Bonnot. Ce sont de grosses pièces de métal qui représentent sans doute un lourd investissement de départ pour le serrurier qui s'installe il en va de même des tours qu'évoque là encore Bonnot en parlant des serrures de portes polies à trois pènes valant de 15 à 21 livres (c'est-à-dire les articles les plus coûteux que l'on puisse trouver dans le Vimeu). L'auteur commente en effet: "ces serrures se tirent des meilleurs ouvriers de Picardie. Leur garniture est formée d'un seul bloc de fer tourné au tour qui est travaillé avec une habileté propre aux ouvriers de cette province". Les chevalets à forer des clés sont des petits tours. Le petit outillage est d'abord constitué des marteaux, des tasseaux, des chasses, des ciseaux et des tenailles pour la forge qui servent à mettre en forme par pression, à tordre ou à découper. Un serrurier doit par ailleurs posséder pour le travail à froid qui caractérise son métier toute une série de limes (grosses limes, limes à carreaux, carrelettes, queues de rats), de poinçons, de perçoirs, d'alésoirs et de forets adaptables à une drille ou, plus fréquemment, à un archet (chron en picard) pour le perçage l'ajustage et la finition . Enfin, il faut compter avec les instruments de mesures: équerres et règles.
A la lecture de Bonnot on est frappé par la multiplicité des objets fabriqués dans le Vimeu, avec tous ces outils, une multiplicité dont rendent mal compte les représentations des encyclopédies . Il semble en effet que l'évolution des modes d'habité au XVIIIe siècle aient démultiplié les besoins. Parmi les fabrications les plus simples technologiquement se rangent toutes les serrures de portails : targettes et loqueteaux, serrures de portes cochères, platines de loquets à vielles, serrures ovales pour fléau de portes cochères, bascules et verrous. Les serrures de portes, en revanche, peuvent être beaucoup plus complexes et offrent une plus grande variété. On en compte près d'une dizaine de types de base mais les options de tailles et de techniques rendent les ouvrages plus divers encore : serrures de porte à un tour et demi, serrures de portes de sécurité à deux pènes, serrures de portes de sécurités à trois pènes (avec gâches encloisonnées ou gâches à bascule), serrures de sujétion, bec de canes de portes à bouton double, serrures de portes à pène fourchu, serrures à pène dormant. La grande nouveauté du XVIIIe siècle semble par ailleurs être l'apparition d'un marché de serrures d'armoires et de tiroirs, de serrures d'armoires à trois pènes, de boutons à bascule d'armoires, de serrures de cassettes à moraillon, de serrures de commodes, de serrures de portes de cabinets à un tour et demi, de serrures de coffres, de serrures de bibliothèques. Certains artisans se spécialisent dans la fabrication d'objets plus modestes mais parfois également très techniques. Ce sont les cadenas à secrets, poignées d'espagnolettes, boucles à gibecières pour portes, badines ou pincettes pour feu de cheminée, agrafes et panetons, clés simples prêtes à fendre, clés bénardes (Ces dernières clés permettent de fermer des portes de l'extérieur comme de l'intérieur. Elles ne sont pas forées et sont utilisées pour des serrures spéciales de porte de caves, de magasins, de hangars et autres lieux privés à rez-de-chaussée). On a donc affaire là à une production infiniment variée. Il est intéressant de noter que des spécialisations villageoises résultent de cette diversité: les serrures de sûreté sont surtout fabriquées à Feuquières, les cadenas à Fressenneville, les becs de canne à Belloy, Béthencourt et Friville et les clés prêtes à fendre à Dargnies et à Woincourt. La carte des ateliers qu'on peut réaliser à partir de l'enquête de Bonnot révèle, outre l'existence d'un coeur d'activité situé autour de Béthencourt, de Fressenneville, de Feuquières, de Friville-Escarbotin et de Belloy, une répartition rationnelle des spécialisations. Tout se passe comme si les habitants du pays avaient conscience d'une logique à l'échelle géographique locale optimisant leurs bénéfices ce qui pose bien sûr la question de savoir comment se réalise cette prise de conscience.
Une autre interrogation vient par ailleurs rapidement à l'esprit: quelle quantité de serrures peut-elle être produite en quinze jours dans le Vimeu? La réponse à cette question délicate permettrait d'évaluer la demande parisienne. Hélas, l'évaluation dépend de beaucoup de facteurs difficiles à cerner: combien de serrures peut-on fabriquer en une journée? Combien d'artisans produisent effectivement des serrures chaque quinze jours? Combien de mains étaient-elles à l'ouvrage dans les ateliers cités par Bonnot (on a bien l'impression que parfois, les ateliers ne comportent qu'un seul ouvrier puisque Bonnot cite à la suite quelquefois plusieurs personnes d'une même famille)? Combien de serrures peut transporter une voiture? On sait, certes, qu'un "carrosse de Mr Joly" se rend tous les quinze jours dans le Vimeu pour ramasser les commandes, mais quelle est la capacité de transport d'une voiture tractée -sans doute- par quatre chevaux? Si on calcule que chaque atelier du Vimeu travaillant pour Paris produit une serrure par jour (ce qui est peut-être beaucoup), étant donné qu'on compte 466 ateliers dans le rapport de Bonnot, c'est près de 7000 serrures qui seraient envoyées bi-hebdomadairement vers la capitale, ce qui semble énorme (trois tonnes et demi de fournitures si l'on compte une moyenne de 500 grammes par serrure) et irréaliste, compte tenu du marché potentiel mais il est vrai qu'il faut compter avec la redistribution dans les provinces. Il est regrettable que Duhamel du Monceau ne donne aucune indication du temps nécessaire à une fabrication de serrure de bout en bout.
Carte du VIMEU selon BONNOT (P. BRIOIST)
Figure aussi dans notre fichier « Photos : Histoire de la serrurerie »
Comment, par ailleurs, les prix des ouvrages sont-ils fixés? Ils dépendent, semble-t-il d'après Bonnot, du type de serrure, bien sûr, mais également des tailles des objets (entre 18 lignes pour une petite serrure d'armoire et 12 pouces pour une serrure forte) et des mécanismes plus ou moins complexes mis en oeuvre (serrures à clés bénardes ou non, à gâches encloisonnées ou non). Ils dépendent en outre des façons de travail du fer: serrures blanchies ou noircies, serrures poussées, serrures polies. Les becs de canne valent entre 24 sols et 3 livres, les bascules et verrous de 10 à 45 sols, les cadenas à serrures de 9 à 40 sols, les loquets, loqueteaux et autres fléaux de portes cochères entre 4 sols et 32 sols, les serrures de cassettes entre 10 et 14 sols, les serrures d'armoires et de tiroirs entre 14 sols et 3 livres 15 sols, les serrures de portes à tour et demi de 28 sols à 5 livres (mais jusqu'à 7 livres si elles sont à gâches encloisonnées et 10 livres si elles sont à gâches à bascule), les serrures à pène dormant entre 1 et 5 livres, les serrures de portes de sûreté à deux ou trois pènes de 7 à 15 livres et même 21 livres pour les serrures fortes de portes cochères. Bonnot estime que les meilleurs ouvriers gagnent 12 sols par jour (comparativement, ceux de Paris gagnent 3 livres), c'est sans doute une indication du temps considérable qu'ils passent sur un ouvrage. Bien que clairement sous-payés, les serruriers picards ont leurs techniques pour maximiser leurs intérêts et le commanditaire ne fait pas toujours ce qu'il veut. Bonnot s'en plaint:
On pourra remarquer que des ouvriers dans le même genre ont des prix différents et même, ce qui est encore plus surprenant, que quelques-uns d'entre eux, quoique reconnus pour les plus habiles, travaillent à meilleur marché. Il apparaîtrait donc naturel de les occuper de préférence; mais quand le travail de la serrurerie est rare, principalement dans le temps de leur moisson, on se trouve obligé d'employer les ouvriers de talent médiocre, quoique les plus chers, aussi bien que ceux d'un talent supérieur. En vain se persuaderait-on qu'il est facile de se munir d'avance et que, lorsque les ouvriers sont libres, on peut leur commander ce dont on prévoit qu'on aura besoin par la suite: le contraire arrive le plus souvent, car au moment où l'on croit d'après leurs promesses qu'ils vont envoyer beaucoup, ils cessent tout à coup, parce qu'il leur est survenu des commandes, ou qu'un premier Compagnon ou le Maître de la Boutique est malade, ou autres incidents. Ces ouvriers sont ordinairement pour ceux qui les paient le plus, de sorte qu'après avoir donné leur parole à un marchand pour une fourniture quelconque, s'il en survient un autre qui leur demande un plus grand nombre d'ouvrages de la même espèce et qui leur promette une augmentation de prix, à cause d'un besoin pressant où il se trouve, ils oublient très volontairement leur engagement précédent, pour ne s'occuper que des objets qui assurent mieux leurs intérêts. Ils ne savent pas non plus faire grâce à personne;
Les plus-values réalisées par les marchands parisiens, quoiqu'il en soit et malgré les récriminations, peuvent être considérables. Ainsi, la serrure d'armoire à un tour et demi blanchie vaut au maximum 35 sols dans le vimeu, et est vendue une livre à Paris.
Chaque produit est l'oeuvre d'une seule personne. Cela explique que l'apprentissage, qui commence à douze ans, dure quatre à cinq ans. Les savoir-faire à acquérir sont en effet nombreux. Au demeurant, les verbes couper, forger, façonner, ajuster, limer, polir ne sont que très partiellement évocateurs de la spécificité du travail exigé. L'article IV de l'Art du serrurier de Réaumur, cité par Duhamel du Monceau , nous permet en revanche d'envisager précisément les types de problèmes rencontrés par un apprenti. On découvre à sa lecture, par exemple, que le nombre de manipulations nécessaires à la construction d'une simple boite de serrure est l'occasion d'une accumulation de difficultés. La forge d'un palâtre (la base du coffre sur lequel s'installent les "garnitures" de la serrure), pour commencer, est redoutablement complexe car il faut savoir la réaliser en un nombre limité de "chaudes" afin de ne pas affaiblir le rebord par des coups de marteaux trop nombreux. Il faut ensuite encloisonner le palâtre par une bande de métal (la cloison) attachée à ce dernier par des "étoquiaux", sortes de petites bandes métalliques (faites d'un fer étiré fort long) portant des tenons à leur base et sur le côté. Cet assemblage est lui même très délicat car non seulement il faut savoir préparer cloison et étoquiaux en les forgeant à la bonne dimension, sans qu'ils présentent de faiblesse, mais il faut aussi savoir découper le palâtre pour faire passer le pène ou le demi-tour, savoir percer à espaces réguliers des trous où se fixeront les étoquiaux et enfin riveter solidement ces derniers sur le palâtre et la cloison. Cette étape, aussi pénible soit-elle, n'est que le début du travail du serrurier, il lui reste en effet à forger les autres pièces (pènes- grosses pièces enlevées au bout d'une barre-, picolets, ressorts, gâchettes et autres garnitures), à les limer, à les piquer sur le palâtre (c'est-à-dire à en marquer leur place par des traits sur la boite), à les assembler enfin en rapport avec le dessin de la clé. Ajoutons que chacune des pièces internes doit recevoir un type spécial de trempe au moment de la forge puisque les élasticités requises sont différentielles d'une pièce à l'autre.
Description de serrure tirée de l’encyclopédie DIDEROT (P. BRIOIST)
Ce type de travail est réalisé en boutique où travaillent en moyenne cinq personnes: le maître, son épouse, un compagnon et deux apprentis (on distingue dans les actes juridiques les garçons et les "garçons majeurs"). Les boutiques sont familiales, le plus souvent, et sont incontestablement le lieu d'une transmission de savoirs. Dans le village de Freville, par exemple, on ne compte pas moins de onze serruriers portant le nom de Hurtel, il ne fait donc aucun doute que les savoirs se transmettent de père en fils. Bonnot note d'ailleurs à propos de Jean François Maquennehent de Belloy: "cet ouvrier travaille comme Michel Maquennehent". A Buigny, les Delarbre ont pour spécialité familiale la fabrication des serrures de portes ou d'armoire à un tour et demi poussées, on identifie le père, Vincent, le fils Alexandre (dit "le jeune") et peut être la mère, Angélique. Parfois, cependant, l'apprentissage se fait chez un maître de renom. Bonnot spécifie par exemple qu'à Rambures, l'ouvrier Nicolas Lafilée est "renommé comme élève du sieur Dufrien". Les rapports entre maître et apprentis ne vont pas toujours de soi. Ainsi, en 1773, François Blondel, d'Escarbotin, demande t'il 240 livres de dommages et intérêts à son apprenti Félix Boutté pour avoir mis sa fille enceinte.
Formés à ces écoles que sont les ateliers, les serruriers du Vimeu sont, d'après Bonnot, extrêmement habiles; par nombre de remarques, on sent la mesure de son admiration:
"Combien trouverait-on dans Paris de serruriers en état d'entreprendre et parfaire une serrure de coffre fort à deux et trois fermetures, avec obron à queue à canon tournant, et avec des clés à double formes, ou à tiers point, ou en pique ou en trèfle, avec garnitures faites au tour, comme celles qui se font en Picardie?".
S'il est possible d'imputer la réussite des serruriers du Vimeu à l'alphabétisation forte de ce milieu, il est probable que tout se joue en fait dans l'oralité. En effet, selon toute vraisemblance, c'est dans le patois picard, langue non écrite, que les connaissances se transmettent: ch'chron, par exemple, désigne ce que Duhamel du Monceau appelle l'arçon; chaque terme technique existe en picard sans parfois même exister en français . L'ouvrier picard semble en tout cas très fier de son "métier". Les signatures des registres paroissiaux de la fin du XVIIe siècle en témoignent puisque nombreux sont les artisans qui font figurer à côté de leur nom le dessin d'une clé. Au demeurant, il arrive que le maître-serrurier soit considéré localement comme un notable, quelqu'un exerçant cette profession n'a-t-il pas été prévost de Saint Valéry-sur-Somme au XVIIe siècle? Une remarque de Bonnot prouve que l'orgueil du serrurier picard ne s'est pas érodé au siècle suivant: [...] il n'en est pas moins vrai que quiconque écrira sous lesdites adresses, ne le fera point inutilement parce que les noms des premiers ouvriers d'une famille qui dans son temps a été beaucoup renommée pour sa partie, ont toujours été conservée, et le seront encore dans la suite, après les ouvriers qui ont pris ces fonds de boutiques, dont ils se font un titre particulier.
La fierté des artisans serruriers peut s'expliquer par toute une série de raisons. Elle renvoie bien sûr aux rêveries élémentales dont parle Bachelard: comme tout forgeron de village, le serrurier maîtrise le feu, la terre, l'eau et l'air et se trouve à ce titre entouré d'une aura particulière . De plus, au delà même des connotations sexuelles évidentes de la serrure et de la clé qui n'échapperont à personne, l'imaginaire de la serrure est sans doute fort en des siècles où les machines sont rares. La serrure est en effet une boîte noire, une boîte à secrets (on parle de "cadenas à secrets") qui, par des artifices dont l'utilisateur n'est maître que par la médiation de la clé, produit des effets attendus mais complexes (transformation par un code d'un mouvement de rotation en plusieurs mouvements de translation). Seul l'artisan qui a limé les pièces internes de la boîte noire, qui les a même parfois fabriquées avec d'autres machines, comme les tours, sait ce qui s'y passe exactement. L'art ésotérique d'incarner dans des pièces naturellement inertes des ruses et des artifices cachés est sans nul doute à l'origine de l'orgueil de l'ouvrier qui, au XVIIe siècle, fait suivre sa signature d'une clé.
Du début du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, la main d'oeuvre campagnarde du Vimeu définit la spécialité du pays dans l'économie française. La spécificité locale réside aussi dans le paysage moral qui naît d'une activité artisanale dispersée en milieu rural. Le serrurier du Vimeu est un artisan mais aussi un petit propriétaire parcellaire attaché à sa terre (en général quelques journaux de terrain entourés de haies) qui garantit son indépendance . La demande qui lui assure du travail en permanence au sein de sa boutique familiale, close sur elle-même, est sans doute l'autre raison de son individualisme farouche. Il n'accepte guère, en effet, les contraintes sur son travail, souvenons nous que Bonnot se plaint qu'en temps de moisson, le serrurier picard est sourd à toutes les commandes et n'en fait qu'à sa tête. L'individualisme et les choix de spécialisations sont probablement les conditions d'un génie inventif qui fait que certaines innovations techniques sont à coup sûr nées dans le Vimeu à l'occasion de chef-d'oeuvres de compagnons . Insister sur les savoir-faire hérités a pour inconvénient de mettre en valeur les permanences, l'histoire des développements technologiques reste à écrire mais il faudrait pour cela construire un corpus archéologique de serrures que l'on arriverait à dater.
A ce jour, quoiqu'il en soit, le Vimeu reste la première région serrurière de France. Au XIXe siècle, en effet, en parallèle avec le développement du capitalisme et la concentration industrielle, la domination du Vimeu dans l'activité serrurière est définitivement établie. Pourtant, une dizaine d'années après la visite du vérificateur de serrurerie auteur du Détail des fers et fontes, la Révolution Française a introduit ce qui aurait pu être une rupture. De fait, pendant cette période, les serruriers du Vimeu et d'Abbeville furent mobilisés pour la fabrication de platines de fusils et de piques (Il y a, de fait, de remarquables similarités entre des canons de fiches et des canons de fusil). Les archives permettent de découvrir que les serruriers de Rambures, en 1793, transformaient les croix des cimetières du district en armes pour les citoyens-soldats . On peut conjecturer que si la rupture n'eut pas lieu, c'est peut-être que l'homologie structurale entre la fabrication de serrures et la fabrication d'armes remontait aux origines du métier.
d'armes remontait aux origines du métier.
Pour se familiariser avec ces ouvrages et leur fonctionnement, on consultera, en plus de l'Art de serrurerie de Duhamel du Monceau déjà cité, tout d'abord l'Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, de Denis Diderot et Le Rond d'Alembert, publiée chez J.Paris à Neuchâtel et Amsterdam, de 1751à 1780. On complètera par l'ouvrage de Raymond Lecoq, Serrurerie ancienne: techniques et oeuvres, Gedalgue, 1973.
Arch.Départementales Somme, L 1228 à 1240, source citée par Robert Legrand in Vie et société en Picardie maritime, 1780-1820, Librairie Guenegaud, 1986.