LES EVENEMENTS DE 1906 à BETHENCOURT SUR MER
d’après le PILOTE DE LA SOMME
11 Janvier 1906
Une grève vient d’éclater paraît-il dans l’établissement DEBEAURAIN à BETHENCOURT SUR MER. Un certain nombre de gendarmes de l’arrondissement sont partis pour maintenir l’ordre.
13 janvier 1906
Nous avons annoncé dans notre dernier numéro qu’une nouvelle grève venait d’éclater à BETHENCOURT SUR MER, dans la fabrique de serrures de M. DEBEAURAIN.
Voici quelques détails sur cet évènement.
A propos d’une question de tarif, 40 ouvriers sur 80 quittèrent subitement le travail mercredi. Le soir même, ils organisèrent une réunion à la suite de laquelle, ils se rendirent suivis d’un assez grand nombre de perturbateurs à FRIVILLE. Là, ils brisèrent des carreaux de M. SELLIER, employé de M. DEBEAURAIN ; puis ils poussèrent jusqu’à ESCARBOTIN, où habite le contremaître de l’usine. La maison de ce dernier fut littéralement assiégée, les persiennes démolies, les vitres cassées.
Après cet exploit, la bande reprit le chemin de BETHENCOURT ; mais en passant devant l’habitation de M. FLEURY, Industriel, ils lancèrent des pierres dans la devanture, et brisèrent encore des carreaux.
Enfin, à onze heures, ils rentrèrent à BETHENCOURT où ils se livrèrent à des actes beaucoup plus graves. A coups de hache ils enfoncèrent les portes de la maison de M. DEBEAURAIN, qui fut alors saccagée, les meubles furent brisés et plus de 200 vitres furent cassées. M. DEBEAURAIN était heureusement absent.
Les gendarmes de VALINES réussirent enfin à disperser les révoltés en tirant quelques coups de révolver à blanc. Le sous-préfet d’ABBEVILLE s’est rendu à BETHENCOURT SUR MER, ainsi que le Parquet et le capitaine de gendarmerie. Un peloton du 3ème chasseurs a également été envoyé sur les lieux.
Pour le moment le calme est rétabli.
Au cours des manifestations de mercredi soir, M. Michel BIGNARD, maire de BETHENCOURT SUR MER aurait été atteint au côté gauche, par une pierre lancée au cours de bagarres.
16 Janvier 1906
Une vive agitation règne toujours à BETHENCOURT SUR MER, mais il ne s’est pas produit de nouvel incident sérieux. Toutefois les tentatives de réconciliation n’ont pas encore abouti. Les scènes de violence qui se sont produites mercredi soir ne sont pas, dit-on, le fait des grévistes mais celui d’individus habitant les communes voisines.
On a arrêté trois manifestants, non grévistes, qui ont été transférés et écroués à la prison d’ABBEVILLE.
Dans la nuit de samedi à dimanche, le 1er escadron du 3ème régiment de chasseurs à cheval sous le commandement de M. le capitaine DESHYERES est parti pour ESCARBOTIN.
Une réunion a eu lieu à la sous-préfecture d’ABBEVILLE, à laquelle assistaient MM. HORTEUR, sous-préfet, DEBEAURAIN Industriel, et DECAYEUX, secrétaire du Syndicat métallurgique. (Il s’agit probablement de Monsieur Edmond DECAYEUX)
Voici les offres faites par M. DEBEAURAIN : En cas de révision du tarif de moulage, M. DEBEAURAIN consent à appliquer ceux des usines RIQUIER ou CARON-OZENNE, de FRESSENNEVILLE. Une plus-value serait dès maintenant accordée lorsque la matière première serait du feuillard non laminé.
(voir à ce sujet l'interview de M. RIQUIER dans l'article du 10 avril 1906 sur les évènements de FRESSENNEVILLE et les dénégations du délégué MOREL dans l'article du 14 avril 1906 à FRESSENNEVILLE également)
Relativement à la discipline de l’usine, M. DEBEAURAIN est disposé à accorder satisfaction sur certains points et il consent à afficher les tarifs à l’intérieur de l’atelier.
Enfin, il accorderait une augmentation à certaines catégories d’ouvriers.
M. DECAYEUX est reparti à BETHENCOURT rendre compte du résultat de la réunion.
Une nouvelle réunion s’est tenue samedi à la sous-préfecture d’ABBEVILLE. A MM. HORTEUR , DEBEAURAIN et DECAYEUX s’était joint M. MOREL délégué du Syndicat de la métallurgie d’AMIENS.
MM. MOREL et DECAYEUX ont rapporté la décision prise par les grévistes mais l’arrangement n’a pu se faire, une nouvelle revendication non comprise dans le programme de la veille, ayant été présentée par les délégués des grévistes.
A leur retour à BETHENCOURT, les délégués ont été reçus par les grévistes qui leur ont fait cortège. Ils sont partis à BELLOY-sur-MER en chantant des refrains révolutionnaires.
Ainsi qu’il en avait convenu avec les délégués, M. DEBEAURAIN leur a télégraphié le soir, à 6h ½, qu’il ne pouvait accorder d’autres concessions que celles par lui faites au cours de la réunion de vendredi.
On craint que les grévistes, très surexcités, ne se livrent à de nouveaux désordres.

18 janvier 1906
M. MOREL, délégué des grévistes, est allé lundi mati, informer M. DEBEAURAIN, qui réside actuellement à ABBEVILLE, que les ouvriers étaient disposés à reprendre le travail sous peu de jours.
M.DEBEAURAIN consent à cette reprise, à la condition toutefois que sa maison d’habitation soit remise en état dès maintenant et que chaque ouvrier signe, avant la rentrée, un règlement visant à la discipline de l’usine. Il exige de plus le maintien à leur poste du contremaître GOURLE et d’un chef de service, dont les grévistes avaient demandé le renvoi.
Déjà, d’ailleurs, M. DEBEAURAIN a chargé un avocat de défendre ses droits dans une action qu’il se propose d’intenter, relativement aux dommages causés à ses immeubles. A certaines personnes, M. DEBEAURAIN aura fait part de son intention de transférer à ABBEVILLE son usine de BETHENCOURT.
Les troupes sont toujours à BETHENCOURT et à FRIVILLE où le calme est maintenant revenu.
Des nouvelles revendications ultérieurement formulées à M. le Sous Préfet par les grévistes, notamment des augmentations de salaires, quelques-unes ont été accordées par M. DEBEAURAIN ; mais celui-ci n’a pas cédé sur les deux points qui ont déterminé la grève ; un arrangement est intervenu pour l’ouverture de la grille. Les ouvriers en retard pourront entrer à sept heures un quart, mais ils subiront une retenue d’une demi-heure sur leur salaire.
Ces conditions ont été acceptées au nom des ouvriers par leur délégué M. MOREL, de la Fédération du Travail.
La grève est donc terminée.
Néanmoins, le travail ne pourra être repris avant un certain temps, car M. DEBEAURAIN ne rentrera chez lui qu’une fois sa maison remise en état, et l’on sait qu’elle a été saccagée par les manifestants.
Les ouvriers vont donc avoir à souffrir un chômage forcé.
20 janvier 1906
M. DEBEAURAIN est maintenant d’accord avec ses ouvriers quant aux tarifs à appliquer aux mouleurs, mais la question du règlement relatif à la discipline de l’atelier et celle de la nomination du contre-maître appelé à remplacer M. GOURLE, restent encore à régler. M. DEBEAURAIN, afin d’éviter un retour des faits qui se sont produits en ces temps derniers, a résolu de laisser aux ouvriers le soin de choisir eux-mêmes un nouveau contre-maître et il a décidé de ne reprendre le travail qu’une fois le remplacement effectué dans ces conditions.
Dans sa séance de mercredi dernier, le Président du Tribunal civil d’ABBEVILLE a rendu une ordonnance par laquelle MM. GENCE, père, architecte, COEURDEVAY, tapissier et BOCQUET, entrepreneur, sont chargés de l’expertise des dégâts commis à l’usine et à la maison de M. DEBEAURAIN.
Cette expertise a dû avoir lieu aujourd’hui. On pense que les réparations commenceront lundi.
23 janvier 1906
A la suite des deux réunions que se sont tenues samedi dernier à BETHENCOURT, l’accord s’est fait entre M. DEBEAURAIN et ses ouvriers. Le règlement, adopté après légères modifications, a été signé parles deux parties. Il a ,de plu , été décidé que la reprise du travail se ferait, le 30 courant, pour tous les ouvriers de l’usine.
On peut donc, maintenant, considérer la grève comme terminée. La troupe a d’ailleurs été rappelée d’ESCARBOTIN, le peloton installé à BETHENCOURT y sera toutefois maintenu jusqu’à la reprise du travail.
M. HATTE, juge d’instruction à ABBEVILLE, a convoqué à son cabinet, M. de la Carde, lieutenant de chasseurs, qui gardait l’usine DEBEAURAIN, le dimanche 8 janvier, jour où se produisit l’arrestation de 3 des ouvriers venus manifester devant l’usine.
25 janvier 1906
La moitié du détachement des gendarmes a quitté la commune, l’autre moitié séjournera encore quelques jours. On ne prévoit pas de nouveaux incidents maintenant.
LE MUSEE SOCIAL DE 1907
Dans le « Musée Social » annales de 1907 on y parle de la grève de BETHENCOURT SUR MER en ces termes :
Mais il y a une cause certaine de la grève de FRESSENNEVILLE, c’est le succès d’une grève qui éclata au début de l’année 1906 dans une autre maison du Vimeu, la maison DEBEAURAIN, à BETHENCOURT SUR MER.
Monsieur DEBEAURAIN, abandonné par ses collègues de l’industrie serrurière, qui ne surent pas comprendre la nécessité d’une étroite solidarité, abandonné également par ses commanditaires, à ce que l’on assure, fut obligé, de passer par toutes les volontés que lui imposèrent ses ouvriers en grève qui avaient commencé par piller et saccager sa maison d’habitation. Heureusement le propriétaire en était absent, par grand hasard.
Monsieur DEBEAURAIN fit immédiatement les offres les plus acceptables. Il s’offrait à appliquer à ses meuleurs les tarifs de la maison RIQUIER de FRESSENNEVILLE.
Il accordait en attendant que ces tarifs fussent établis, une augmentation immédiate, lorsque la matière première serait du feuillard abrupt, c’est-à-dire non laminé.
Relativement à la discipline de l’usine, il concédait la plupart des demandes qui lui étaient imposées par les ouvriers
Il accordait 25 centimes d’augmentation aux ouvriers ne gagnant pas plus de 2F 50.
Il admettait que la grille de l’usine fût ouverte jusqu’à 7 heures et quart et que les ouvriers en retard ne subissent que la retenue de la demi-heure de retard.
Mais par contre, il exigeait l’institution d’un règlement, alors qu’il n’en existait pas jusque là. Il réclamait le paiement des dommages causés à ses immeubles.
Il refusait de sacrifier le contremaître et le chef de service, dont les grévistes demandaient le renvoi.
Mais il fut bientôt obligé de céder sur ce point et, bien plus, d’accepter que les contremaitres fussent choisis par les ouvriers eux-mêmes : ce dont lui firent grand grief ses concurrents qui n’avaient pas su le soutenir, lorsqu’il se trouvait seul sur la brèche, et lui proposer de remplacer immédiatement ses commanditaires qui l’abandonnaient. Ils ne se doutaient pas qu’ainsi ils se préparaient, à eux-mêmes, des épreuves semblables.
Monsieur DEBEAURAIN, qui avait commencé d’une façon fort modeste et qui ne pouvait soutenir, au début de sa carrière, son industrie que grâce à l’apport des capitaux étrangers était peut-être jalousé par un certain nombre d’industriels. D’ailleurs il semble y avoir entre les fabricants du Vimeu, une mésintelligence complète, dont les uns et les autres ont jusqu’ici été les victimes, sans que ces dures expériences aient pu modifier leurs relations et leur faire comprendre la nécessité d’une étroite entente.
Le 30 janvier, le travail reprenait chez Monsieur DEBEAURAIN ; mais déjà la grève de FRESSENNEVILLE était préparée et décidée. Le succès de la grève DEBEAURAIN avait encouragé les autres ouvriers de la région à faire triompher également leurs propres revendications.